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Institut Sofos Experts-Comptables

Le capital humain des experts-comptables stagiaires : un actif immatériel à valoriser

La profession comptable libérale occupe une place privilégiée au sein de l’économie française dans la mesure où ses membres participent à la préparation et à la révision des états financiers de la grande majorité des petites et moyennes entreprises. Son rôle sociétal est capital pour aider ces différentes sociétés et entreprises à se développer et à créer de la valeur au sein d’une économie compétitive, innovante et prospective.

Une fois titulaires du DSCG (Diplôme d’Etudes Supérieures de Comptabilité et de Gestion), et souvent d’un double diplôme de niveau master, les néo-comptables font, durant trois ans, voire plus en cas de non obtention de leur attestation de fin de stage, l’apprentissage du métier d’expert-comptable et de commissaire aux comptes (acquisition de connaissances techniques, apprentissage des normes professionnelles et de comportement, initiation au management). Nul doute que les experts-comptables stagiaires constituent une population à part entière au sein des cabinets d’expertise comptable et de commissariat aux comptes, à mi-chemin entre les associés dirigeants et les collaborateurs. 

Bien qu’inexpérimentés, ce ne sont pas des salariés comme les autres. Ce sont les confrères de demain qui dirigeront les cabinets du futur. En effet, après une période minimale de trois ans de formation et d’apprentissage du métier, ils « embrasseront » soit une carrière d’experts-comptables libéraux, soit celle de cadres comptables et financiers au sein de directions d’entreprises. Bien entendu, cette période de trois ans correspond à une introduction à l’exercice du métier qui se fera tout au long d’une carrière professionnelle d’une quarantaine d’années. Ainsi, ce temps du stage est capital pour accompagner les impétrants durant cette période de « premiers pas ». Leur capital « enthousiasme » est réel et la question qui se pose est la suivante : comme réussir la valorisation du capital humain des experts-comptables stagiaires selon un logique gagnant-gagnant à la fois pour la personne concernée mais également pour le cabinet qui investit en elle et contribue à sa formation, durant cette période particulière qu’est le stage de trois ans ?

Le capital humain des experts-comptables stagiaires est un actif immatériel et invisible à identifier, à mobiliser et à valoriser. Le capital humain a été défini par l’OCDE comme l’ensemble des connaissances, des qualifications, des compétences et des caractéristiques individuelles qui facilitent la création d’un bien-être personnel, social et économique.

La question de la valorisation du capital humain est complexe car elle interroge sur le processus organisationnel qui va permettre de « rentabiliser » l’investissement éducationnel (au minimum 5 ans) réalisé par la collectivité au service d’un accroissement de la productivité au sein du cabinet ce qui va se traduire concrètement par une augmentation du chiffre d’affaires du cabinet et de son EBE, soit en quelque sorte un accroissement du revenu d’emploi. Or, nul doute que l’insertion professionnelle dans une nouvelle organisation et dans un univers souvent inconnu est un processus social complexe qui nécessite une interaction maîtrisée entre l’individu et l’organisation. Et, tout l’enjeu est de construire un processus de socialisation permettant de transférer le capital humain en un capital social et un capital talent.

L’insertion professionnelle est un processus long. Selon le grand sociologue Max Weber, l’homme dispose de 3 types de ressources possibles pour améliorer ses conditions de vie : des ressources économiques, des ressources politiques et des ressources symboliques (relations sociales). Ainsi, les individus agissent socialement les uns avec les autres pour atteindre les but visés et souvent invisibles, dont parfois secrets. Le capital social réfère ainsi à l’ensemble des relations de confiance et d’autorité, et à des normes sociales qui entourent l’individu dans son milieu relationnel. Quant à Pierre Bourdieu, autre sociologue français reconnu internationalement, il définit le capital social comme l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’inter-connaissances et d’inter-reconnaissances ; ou, en d’autres termes, à l’appartenance à un groupe, pensé comme un ensemble d’éléments qui ne sont pas seulement dotés de propriétés connues mais qui sont aussi unis par des liaisons pertinentes et utiles.

Si les jeunes professionnels comptables sont préoccupés par la valorisation de leur capital humain et social, les enjeux pour les cabinets d’expertise comptable qui les embauchent, les accueillent et les accompagnent dans le cadre de la valorisation de leurs compétences sont également importants et multiples. Leurs maîtres de stage s’interrogent sur plusieurs points. Comment rendre ces jeunes professionnels les plus opérationnels et performants possible ? Comment les faire monter en niveau en valorisant leurs compétences techniques, relationnelles et managériales ? Comment les fidéliser ? Comment les impliquer et, en même temps, comment les aider à se construire pour devenir les experts-comptables de demain ?

De manière opérationnelle, ce processus d’actions peut se structurer à partir de la méthode RCOREF@ : R comme Recrutement, C comme Communication, O comme Organisation, R comme Rémunération, E comme Emploi et F comme Formation.

La valorisation du capital humain des experts-comptables stagiaires peut se faire tout d’abord par la définition d’un profil de poste précis et la recherche d’un candidat au profil y répondant. Concernant le poste, ses caractéristiques sont à définir : nature du travail à réaliser, maîtrise des secteurs d’activité des clients du cabinet, périodicité du travail, mission de production des comptes annuels et établissement des déclarations fiscales en autonomie totale ou partielle. Il sera sans nul doute bénéfique pour le cabinet de présenter un contenu précis du poste au candidat et il lui appartiendra d’apprécier à sa juste valeur le capital humain du candidat expert-comptable stagiaire. Son capital est triple : un capital connaissances acquis durant les études (rapidité d’obtention du diplôme, notes obtenues, réputation du diplôme, voire double diplôme, stages réalisés, efforts consentis durant les études), un capital social, voir inter-social (activités sportives et culturelles, voyages effectués, engagements sociaux et humanitaires) et peut-être plus que tout, le capital « valeurs». Le cabinet peut alors faire sienne, pour recruter, la citation d’Einstein : « N’essayez pas d’être un homme de succès, plutôt de valeur ». Il est ainsi important pour le cabinet de cerner le profil psychologique du candidat afin d’éviter les personnalités à l’opportunisme négatif, à savoir le candidat « mercenaire » prêt à quitter le cabinet à tout prix, une fois une partie du capital expérience constitué. Pour conclure ce premier point, les techniques de recrutement peuvent être articulées autour de tests techniques (tests de comptabilité et de fiscalité), de tests de personnalité (par exemple, le locus of control) et de trois entretiens (le premier avec un jeune collègue, le deuxième avec un superviseur et le troisième avec l’associé qui sera son maître de stage). Concernant la rémunération, pour des candidats dont le potentiel a été identifié, il peut être utile de proposer un salaire supérieur de 10% à celui de la moyenne sur le marché afin d’envoyer un signal à l’impétrant.

La deuxième étape consiste, une fois la personne recrutée, à mettre l’accent sur la communication interne. Les premières semaines et les premiers mois sont toujours les plus difficiles pour un nouvel entrant au sein d’une organisation car il doit se « familiariser » avec les dossiers du portefeuille qui lui sont confiés, acquérir la confiance des clients et s’intégrer au sein de l’équipe et, de manière plus générale, au sein du cabinet. La nomination d’un « mentor » faciliterait et améliorerait l’intégration de l’expert-comptable stagiaire nouvellement recruté. Ce mentor pourrait être choisi ou non au sein de l’équipe. Il aurait pour rôle de faire des mini-entretiens d’étape au bout d’un mois, de trois et de six mois pour acter une inclusion réussie et facilitée. Si besoin, il pourrait servir de référent technique en cas de difficultés sur un dossier et de médiateur en cas « d’incompréhension communicationnelle ». Concernant ce dernier point, des messages collectifs pourraient être délivrés sur la rédaction des mails, les prises de rendez-vous, les modalités de questionnement des clients et le type de relations nouées avec les clients. Tout l’enjeu est de mettre en place un processus d’insertion professionnelle et d’assimilation des jeunes experts-comptables stagiaires de façon à les aider à franchir les barrières hiérarchiques et fonctionnelles et, ainsi, de coconstruire un capital relationnel, vecteur de fidélisation.

La troisième étape est de bâtir une organisation (O) du travail efficiente et performante dans le temps et dans l’espace. Il appartient au cabinet de définir les tâches à réaliser en adéquation avec les compétences limitées, du fait de l’inexpérience des experts-comptables stagiaires, tout en les aidant à se projeter comme de futurs experts-comptables. Il convient à ce stade de saluer les moyens mis en œuvre par les conseils régionaux de l’Ordre des Experts-Comptables pour la réussite du contrôle de stage (responsables pédagogiques des IRF en charge de l’organisation, implication des contrôleurs adjoints du stage, rôle important du contrôleur principal de stage, animateurs). L’enjeu principal est de former les futurs experts-comptables de demain en les aidant à se construire professionnellement. Ainsi, après un à deux ans de production des états financiers, il serait profitable pour l’impétrant et le cabinet d’affecter le premier nommé à des missions analytiques de conseil. Les experts-comptables stagiaires sont les personnes idoines pour permettre aux cabinets de développer des missions de conseil pour les TPE-PME qui ne représentent actuellement que 8% du chiffre d’affaires de la profession comptable libérale. Mais quels types de missions : par exemple, des missions de conseil de gestion et des missions de conseil financier. Les missions de conseil en gestion seraient, par exemple, la mise en place d’un système d’analyse des coûts ou la construction d’un tableau de bord de pilotage de la performance globale au service du dirigeant. Les missions de conseil financier seraient tout aussi bien la construction de business plans, l’analyse de la rentabilité économique et financière d’investissements, l’optimisation des moyens de financement dans le cadre de projets de développement ou l’évaluation financière des actifs ou des droits sociaux. Ces missions pourraient être structurées autour de la méthodologie du conseil : diagnostic-préconisation. Ils deviendraient ainsi des consultants juniors, travaillant en équipe, selon une approche liberté-responsabilité, le tout sous la supervision d’un « senior ».

En complément, un projet pourrait leur être confié à savoir la construction d’une cellule spécialisée et chargée de l’établissement des déclarations d’impôt sur le revenu selon un double axe porteur de valeur ajoutée : sécurisation et optimisation. Il s’agit d’une mission à valeur ajoutée, autorisée et construite autour d’une logique de services aux particuliers. Ainsi, pour les experts-comptables stagiaires, la montée en compétences serait au rendez-vous, une nouvelle création de valeur financière serait apportée au cabinet tout comme une meilleure satisfaction au travail, une motivation au travail renforcée et une implication organisationnelle démultipliée pour ces jeunes professionnels en devenir, et futurs associés et dirigeants des cabinets de demain. Comme le soulignez Peter Drucker, conseil en management, « le meilleur moyen de prévenir le futur est de le créer ».

Le quatrième levier de valorisation du capital humain des experts-comptables stagiaires est le choix par le cabinet d’une politique de rémunération (R) efficiente. Tout comme la reconnaissance du travail effectué et l’intérêt du travail, la rémunération est une des composantes de la satisfaction au travail de tout salarié. La détermination du montant d’une rémunération est toujours affaire d’équilibres : équilibre entre la partie fixe et la partie variable, équilibre entre la rémunération d’une compétence, du travail réalisé et facturé aux clients ou d’un potentiel qui sera valorisé dans le temps. La rémunération perçue est un point aussi important pour les experts-comptables stagiaires que pour les autres salariés du cabinet. Je me risque à quelques préconisations.

Préconisation N 1 : 80% de rémunération fixe (pour sécuriser un niveau de vie) et 20% de rémunération variable (pour inciter à l’effort) sachant que cette dernière dimension pourrait être répartie entre 50% de rémunération collective (via un contrat d’intéressement) et 50% de rémunération variable.

Préconisation N 2 : fixer des objectifs de chiffre d’affaires à réaliser en lien avec la rémunération versée. Supposons qu’un expert-comptable stagiaire soit rémunéré 3 000 Euros brut par mois, ce qui donne un coût chargé annuel proche de 54 000 Euros (en faisant l’hypothèse d’un taux de 50% de charges sociales patronales). Le chiffre d’affaires à réaliser pourrait varier entre 2 et 2,5 fois la rémunération annuelle, soit entre 110 000 Euros et 120 000 Euros. Un tel objectif d’honoraires par expert-comptable stagiaire pourrait être atteint par un subtil équilibre entre les missions classiques d’établissement des comptes annuels (missions utiles, nécessaires et qui constituent le cœur de métier des cabinets) et des missions de conseil, proposées aux clients et savamment dosées en termes de complexité et de faisabilité. Par exemple, cela pourrait être 30 missions de conseil d’arrêtés des comptes annuels, facturées 3 000 Euros en moyenne et 30 journées de conseil facturées 1 000 Euros par jour. Cela me semble réalisable et cela passe bien entendu par le développement d’une culture conseil au sein du cabinet et la mise en place d’une politique commerciale et de recherche de prospects clients.

Cinquième levier de la méthodologie proposée : le « E », c’est-à-dire la gestion de l’Emploi des experts-comptables stagiaires. Le XXIème siècle sera celui de la guerre des talents qui vont être « chassés » dans tous les secteurs, et notamment dans le domaine comptable où la guerre va notamment être terrible entre les cabinets d’expertise comptable, les entreprises et organisations privées mais également les organisations publiques. Lors d’une interview accordée aux Echos Judiciaires Girondins en date du 16 juin 2023, Cécile de Saint Michel, Présidente du Conseil National de l’Ordre des Experts-Comptables, soulignait : « l’autre grand défi auquel est actuellement confrontée la profession est le manque d’effectifs. D’ici à 2025, près de 30 000 postes seraient à pourvoir dans les métiers de l’expertise comptable. Les cabinets peinent à trouver de nouvelles recrues à cause d’une attractivité fragile. La profession comptable souffre d’une mauvaise image, injustifiée au regard de la richesse des missions et de l’utilité qui est la nôtre ». Ainsi, rien de plus terrible pour les associés des cabinets de constater le départ des « potentiels » qu’ils ont formés. C’est une triple destruction de capital à laquelle on assiste dans ce cas : destruction du capital compétences acquis sur les dossiers des clients, destruction du capital social construit au sein du cabinet architecturé autour de la qualité, et destruction du capital confiance construit avec les clients.

De manière concrète, un plan de carrière peut être bâti avec tout expert-comptable stagiaire qui donnerait satisfaction et qui aurait adhéré au système de valeurs du cabinet. Ce plan de carrière dessiné et esquissé traduira la reconnaissance du travail effectué et permettra au jeune professionnel de se projeter. Une perspective de carrière pourrait être dessinée et associée à des objectifs mesurables et à atteindre, le tout articulé autour de la compétitivité valeur du cabinet. Les futurs postes à occuper seraient ceux de responsables de missions, puis de managers de groupe avant d’avoir la possibilité de devenir associés au bout d’une dizaine d’années de présence au sein du cabinet si toutes parties prenantes concernées en étaient d’accord. Tout au long de la carrière pilotée et gérée, la montée en compétences serait tout à la fois technique (par exemple, en fiscalité approfondie : IFI complexes, transmission d’entreprises à titre gratuit ou onéreux, fiscalité des plus-values, holdings animatrices, droits de donation et de succession, points complexes de la TVA), managériales (capacités à encadrer une équipe) et relationnelles (démonstration à développer un capital social et relationnel en faisant ses preuves pour l’obtention de nouvelles missions pour le cabinet).

Dernier levier et pas des moindres, « mettre le paquet » sur les actions techniques de formation (F) continue, formidables accélérateurs de compétences, et qui viendront s’ajouter aux actions de formation déontologiques et comportementales suivies dans le cadre du contrôle de stage. On peut évaluer à 10 jours les actions nécessaires de formation continue par an, en plus de celles du contrôle de stage, aussi bien sur les champs techniques, comportementaux que managériaux. Les experts-comptables sont destinés à devenir « les ingénieurs du chiffre » ce qui nécessite, comme pour tout ingénieur, de connaître très bien les techniques comptables, financières, fiscales, juridiques et sociales afin de pouvoir proposer à terme des missions sur mesure à leurs clients. La fertilisation croisée des connaissances acquises et de l’expérience professionnelle vécue permettra aux experts-comptables stagiaires de se construire un fort capital compétences qui leur sera très utile quand ils deviendront associés. Ainsi, l’ensemble de ces actions contribueront à valoriser le capital humain des experts-comptables stagiaires dont la majorité d’entre eux souhaitent « embrasser » le métier d’expert-comptable avec passion et détermination. Le véritable enjeu de la période du « stage » d’expertise comptable sera de former les futurs diplômés d’expertise comptable qui pourraient être amenés à arbitrer entre une carrière en entreprise et la profession comptable libérale. Pour les diplômés qui choisiraient cette dernière voie, un point essentiel est de les aider à se projeter en tant qu’experts-comptables du futur. Ils seront alors à la fois des experts techniques de haut niveau et les dirigeants de cabinets de services aux activités complexes.

9 octobre 2023
Christian Prat-dit-Hauret
Professeur des Universités et Directeur du Comité Scientifique

Avertissement

Les travaux de l’Institut Sofos sont des études de fond accompagnées de propositions apolitiques qui peuvent être affinées ou amenées à évoluer le cas échéant. Les études publiées sont à prendre dans leur ensemble et ne peuvent être résumées par des extraits. Les propositions présentées ne sont pas à considérer comme des revendications ou des exigences. Elles doivent permettre d’ouvrir le débat et contribuer à la réflexion et aux travaux nécessaires à la mise en œuvre d’une nouvelle politique économique, sociale et solidaire.

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LE PROFIL DES ASSOCIÉS des cabinets d’expertise comptable de demain

Les cabinets d’expertise comptable occupent une place centrale au sein de l’économie française dans la mesure où leurs équipes accompagnent et conseillent une grande partie des dirigeants du tissu économique constitué de TPE et de PME. Sociétés multi-services, elles se révèlent des organisations complexes à piloter, à manager, à développer et doivent se positionner sur un espace multidimensionnel.
Compte tenu des multiples évolutions du métier, la question posée est de mener une réflexion sur le profil des associés des cabinets de demain, sachant qu’ils ont une double casquette : ils en sont à la fois les propriétaires (détenteur du capital) mais également les dirigeants des cabinets.

Tout d’abord, un peu d’histoire.

La sociologie des cabinets d’expertise comptable a beaucoup changé au cours des 40 dernières années. Au modèle principal et prédominant de la profession libérale indépendante (1 expert-comptable indépendant avec un maximum d’une dizaine de collaborateurs) a succédé une profession kaléidoscope avec l’existence d’une grande diversité de cabinets en termes de taille (des cabinets indépendants aux cabinets de taille nationale, construits autour d’offres multi-services aux entreprises). Et paradoxalement, le diplôme exigé pour devenir expert-comptable n’a pas véritablement changé sur la même période.

Un cabinet étant une entreprise, le rôle de son dirigeant ou de ses dirigeants est primordial. Chef d’orchestre de la partition sans cesse rejouée des conseils dispensés aux entreprises, le dirigeant expert-comptable doit être stratège, organisateur et manager.

Sa première mission est de réfléchir et de faire le choix d’une stratégie claire (le cap) qui va impacter l’activité des 20 années à venir.

Un premier travail consiste à faire une analyse prospective du métier et des besoins des entreprises dans un environnement mutant, évolutif et incertain. Pour cela, les outils classiques de l’analyse stratégique peuvent être mobilisés. On peut citer par exemple le modèle PESTEL : P comme Politique, E comme Economique, S comme Sociologique, T comme Technologique, E comme Environnemental et L comme Légal. A titre d’exemple, les choix Politiques de l’Union Européenne influencent de manière très forte l’économie française (un seul exemple, l’interdiction des véhicules thermiques à terme). De même, quel sera l’impact sur l’Economie française du vieillissement de la population, de la dette de l’Etat de 3 000 milliards d’euros ou de l’évolution des taux d’intérêt ? Indirectement, la politique macro-économique de l’Etat français influence directement la vie micro-économique des clients des cabinets.

La dimension Sociologique du métier est essentielle dans la mesure où les sociétés humaines évoluent. Depuis quelques années, la relation au travail a complètement changé. Ce n’est plus en Occident la pierre angulaire de toute une vie autour de laquelle tout est articulé mais beaucoup plus un moyen au service d’une vie de bien-être et de bonheur. Le travail : un moyen et non plus une fin. Cette évolution sociologique majeure n’est pas sans conséquence sur la problématique du recrutement à laquelle les cabinets sont confrontés ; le métier de comptable exigeant rigueur, esprit de responsabilité et implication.

La dimension Technologique est d’actualité dans la mesure où la facture électronique et la digitalisation vont complètement transformer l’exercice du métier en attendant les impacts, sur la réalisation des missions, de l’intelligence artificielle et surtout de la robotisation. A quand l’humanoïde comptable, producteur de documents administratifs ! On peut imaginer que d’ici quelques années un robot-humanoïde comptable, alimenté par l’intelligence artificielle, réalisera à 99% la mission de révision des opérations comptables courantes et sera peut-être capable de comptabiliser les opérations d’inventaire et de calculer l’impôt. La re-évolution est en marche.

Sur le plan Environnemental, c’est la question de la prise en compte du défi climatique sur l’activité des clients des cabinets qui est la plus prégnante. La protection de la planète et la construction d’une économie environnementale vont modifier de manière profonde les business model de nombreuses entreprises. Quant à la dimension Légale, elle interroge sur la permanence du monopole juridique de la production des comptes externalisés dans un contexte européen de libéralisation des activités de services.

Un deuxième outil utilisable par les cabinets est la matrice BCG qui permet de faire une analyse, au niveau des cabinets, des produits-services : stars, vaches à lait, dilemmes ou poids morts. Les missions de production des comptes et d’établissement des déclarations fiscales et sociales sont les vaches à lait d’aujourd’hui mais pourraient rapidement devenir des dilemmes. Ces vaches à lait vont-elles le rester ou comment seront-elles remplacées dans la matrice par les activités stars de demain ? Ces dernières étant peut-être les missions de conseil dont la potentialité à devenir des vaches à lait est réelle.

Une autre grille de lecture stratégique du cabinet de demain est la mobilisation de la théorie des compétences et des ressources qui consiste à repenser la stratégie de l’intérieur. Cette approche consiste à cartographier les ressources humaines, financières et organisationnelles du cabinet et à savoir comment peut-on les mobiliser afin de les transformer en compétences, au service de la valeur ajoutée apportée aux clients des cabinets ?
Les deux éléments les plus difficiles à cartographier sont les ressources humaines et les ressources organisationnelles car elles sont toutes les deux immatérielles, évolutives, en mutation et sans pouvoir de contrôle absolu de la part du dirigeant. Néanmoins, leur identification et leur valorisation sont sources d’une amélioration insoupçonnée de la productivité des cabinets. La question des ressources humaines met clairement en exergue le défi RH des cabinets qui s’articule autour de trois sujets :
• Comment attirer des ressources humaines ?
• Comme les mobiliser ?
• Et comment les conserver sur le long terme dans un logique de co-construction de capital humain et de capital client ?

Un autre outil de l’analyse stratégique mobilisable, la constitution de réseaux. Pour éviter de rester seuls et réduire l’asymétrie informationnelle, les cabinets d’expertise comptable ont intérêt à fonctionner en réseaux sur toutes les trois étapes de la chaîne de valeur : approvisionnement-production-commercialisation. En amont, les cabinets d’expertise comptable peuvent opérer en réseaux pour mutualiser une grande partie des moyens dont ils ont besoin pour les faire fonctionner, à savoir mettre en commun des moyens pour l’acquisition du matériel et des logiciels informatiques, pour recruter du personnel ou pour former leurs équipes à de nouvelles méthodes.

Créer un cabinet de recrutement commun peut avoir du sens pour professionnaliser les embauches, partager le personnel en cas de sous ou de suractivité. Au milieu de la chaîne de valeur, les cabinets peuvent avoir intérêt à créer des forces de production communes comme, par exemple, des plateformes de collecte et d’exploitation des données. Et, en aval, des centres de relations clients permettraient de « booster » la performance commerciale d’un groupe de cabinets tout en respectant le cadre déontologique.
En lien avec ce dernier point, une source de création de valeur pour les cabinets est la création d’alliances stratégiques avec des professions sœurs comme les notaires ou les avocats pour les prestations juridico-financières mais également avec des cabinets de conseil pour toutes les missions qui tournent autour de l’accompagnement des dirigeants en réflexion sur la performance de leurs organisations.

En tout cas, une des clefs de la réussite des cabinets repose sur l’avantage concurrentiel de la différenciation qui permet, dans des marchés fortement concurrentiels, d’attirer à soi la demande. Cet avantage concurrentiel peut être « cultivé » sur un des 4 « P » : le Produit (en fait pour les cabinets, le Service rendu au client), le Prix (Low cost pour la compta ? et High cost pour le conseil de pointe ?), le Place (le mode de distribution : réseaux sociaux ou relations interpersonnelles ?), et la Promotion (le type de publicité ou de manière plus adaptée, le type de communication). Sur ce dernier point, la construction d’une relation forte avec les clients du type marketing relationnel me semble particulièrement pertinente pour la construction d’une relation de longue durée et profitable pour les deux parties en présence.

Le deuxième chantier qui s’ouvre aux associés des cabinets d’expertise comptable de demain est celui de l’organisation de la (ou des) structure(s ) qu’ils dirigent. Organiser, c’est toujours complexe. Selon Rojot, professeur réputé et émérite en sciences de gestion, l’organisation est un objet de recherche protéiforme et il considère que « c’est à la fois un objet (une organisation), un acte, une action (l’organisation de quelque chose), et un discours, une méthodologie (des procédés d’organisation) ».

Il reprend dans son ouvrage « Théorie des Organisations » plusieurs définitions. L’organisation est tout aussi bien : « la forme sociale qui, par l’application d’une règle et sous l’autorité de leaders, assure la coopération des individus à une œuvre commune, dont elle détermine la mise en œuvre et répartit les fruits (Bourricaud), une unité sociale avec un but (Litterer), la coordination rationnelle des activités d’un certain nombre de personnes en vue de poursuivre les buts et les objectifs implicites communs, par une division du travail et des fonctions et par une hiérarchie du travail et des responsabilités (Schein), des unités sociales essentiellement destinées à atteindre certains buts (Talcott), un système de relations interpersonnelles structurelles (Presthus), des systèmes ouverts, consistant dans des activités entrelacées d’un certain nombre d’individus (Katz, Kahn), et des systèmes d’activités dirigés vers un but ». Dans une formidable synthèse, Khandaralla considère comme constitutifs d’une organisation : une hiérarchie ; des règles, procédures, contrôles et techniques ; des communications formalisées ; une spécialisation des rôles ; l’emploi de personnels qualifiés et des objectifs spécifiques.

Organiser un cabinet est sans nul doute une tâche complexe car il est un espace de coordination des tâches immatérielles par des acteurs dont les relations informelles, intra et extra cabinets sont nombreuses. Tout d’abord, il est difficile de faire un choix parmi les différents types de structures organisationnelles. On en distingue cinq : la structure hiérarchique, la structure fonctionnelle, la structure hiérarchico-fonctionnelle, la structure divisionnelle et la structure matricielle. A ma connaissance, dans les cabinets les plus importants, la structure retenue est un mix d’une structure hiérarchico-fonctionnelle et d’une structure divisionnelle. Ce sont des structures robustes et qui laissent une certaine autonomie au niveau du processus décisionnel.
Une innovation organisationnelle au sein des cabinets pourrait être la mise en place d’une équipe recherche et développement pour encourager l’innovation et la constitution d’équipes projets, notamment pour la réalisation de missions de conseil à forte valeur ajoutée. Cela permettrait à certains cabinets de développer une compétitivité valeur et d’articuler leur développement autour du concept roi de l’innovation. Cette dernière est probablement la clé de la réussite des cabinets du XXIième siècle : innovations organisationnelles, innovations managériales, innovations produits. C’est la question du business model des cabinets d’expertise comptable, qui est clairement au centre du jeu décisionnel.

L’organisation d’un cabinet mérite également d’être construite sur un système de valeurs fédératrices et sources de modernité. Bien qu’elles ne puissent être que le choix des associés, je me risque à en proposer certaines : la responsabilité, la confiance, l’équité et la dignité. Construire un cabinet sur une éthique de la responsabilité permet de rendre chacun responsable de ses actes et notamment, en lui demandant de réfléchir aux conséquences de son processus décisionnel sur le travail des autres salariés du cabinet mais également sur la vie professionnelle des clients. Une éthique de la responsabilité permet de lutter contre l’individualisme opportuniste et négatif de certains acteurs de l’organisation. Aristote a tout dit au moment de l’apogée de la civilisation grecque.
La confiance serait également une vertu cardinale dans la mesure où la qualité du travail au sein d’un cabinet dépend beaucoup du travail effectué par les autres : le travail d’un collaborateur est facilité s’il a confiance dans celui d’un assistant, idem d’un chef de bureau par rapport aux collaborateurs, idem des associés vis-à-vis des chefs de mission ou de bureau.
Une troisième valeur qui peut être choisie est celle de l’équité, très importante pour que les salariés se sentent traités de la même façon à travail égal.

Quatrième valeur : la dignité qui permet d’inculquer une culture humaniste profonde au sein du cabinet. Les valeurs choisies pourraient être affichées au frontispice du cabinet. Indirectement, le système de valeurs du cabinet permet de construire une culture organisationnelle de nature collective qui a tendance à juguler les comportements individualistes qui peuvent se révéler contre-productifs par rapport aux buts et objectifs choisis par le cabinet. Ainsi, une culture compétitive, axée client, permet de tracer une ligne directrice, claire et fédératrice pour l’ensemble des salariés de l’organisation.

Troisième dimension du profil des associés : le management. Les associés des cabinets sont plus que jamais des managers. Ce sont des capitaines de navire qui se sont progressivement détachés de la production pour diriger les cabinets. Leurs qualités managériales sont essentielles, sachant que ce volet du métier leur a été très peu enseigné durant leur formation jusqu’à l’obtention du Diplôme d’Expertise Comptable.
Manager résulte à la fois de la Science (la science du management) et de l’Art (la capacité à créer de nouvelles méthodes dans un univers incertain et complexe).
L’expert-comptable doit être à la fois un ingénieur rationnel au sens de Fayol mais également un artiste capable de libérer sa créativité. Or, un univers trop conventionnel tue la créativité. Manager, c’est gérer et prévoir. Manager, c’est être en veille, prendre les bonnes décisions, et arbitrer dans un univers informationnel incomplet mais le plus riche possible. Et une des clés de la réussite du manager est d’anticiper et de se projeter dans un univers temps bien appréhendé.

Les associés sont les chefs d’orchestre qui vont permettre aux différents musiciens du cabinet de jouer la partition la plus juste possible tout en mobilisant les différentes ressources du cabinet pour construire et développer un quintuple capital : le capital client, le capital réputationnel, le capital humain, le capital organisationnel et le capital sociétal. Les cinq réunis font la véritable valeur des cabinets.

Le capital client est constitué à la fois des clients actuels et de la capacité à en attirer de nouveaux, aimantés par le capital réputationnel du cabinet. Ce dernier est extrêmement important car, bien que réel, les dirigeants des cabinets ont du mal à percevoir les signaux faibles du marché qui pourraient indiquer soit sa consolidation, soit une destruction partielle et progressive.

Le capital humain est bien entendu majeur dans une société de services et pose la question de l’implication organisationnelle des salariés, de leur fidélisation et de la motivation des équipes. Les enjeux managériaux concernent à la fois le recrutement, la communication interne et externe, l’organisation du travail, la politique de rémunération et les actions de formation permettant de cultiver le capital humain dans un continuum évolutif et positif.

Le capital organisationnel comprend l’ensemble des processus et procédures mis en place au sein du cabinet afin d’améliorer l’organisation du travail, la productivité et, de manière plus générale, l’efficacité et l’efficience des diligences effectuées pour les clients.

Dernier capital et non des moindres : le capital sociétal. Il traduit l’ancrage concret du cabinet dans la société à travers l’impact de son activité. A mon avis, l’impact sociétal de la profession libérale est énorme et complètement mésestimé.

Qui d’autres que les experts-comptables sont en contact direct et très fréquent avec les dirigeants des TPE-PME et indirectement avec leurs parties prenantes ? Personne de manière aussi intense et fréquente.

Les cabinets et l’institution Ordre des Experts-Comptables sont au cœur de ce capital sociétal « valorisable ».


En dernier, les associés et dirigeants des cabinets d’expertise comptable ont besoin d’un outil de pilotage de la performance globale. Le balanced scorecard de Norton et Kaplan peut être le socle de la construction de cet outil d’analyse décisionnelle. Ce tableau est le prolongement de la stratégie adoptée par une entité et est construit autour de quatre axes : les axes financier, client, processus internes et apprentissage organisationnel. Pour les cabinets, j’y rajouterais deux axes supplémentaires : l’axe légal et l’axe sociétal.
• Ainsi, l’axe client serait constitué d’indicateurs qualitatifs et quantitatifs permettant de mesurer l’interaction avec les clients et la qualité du service rendu. Le client, rien que le client, toujours le client.
• Ensuite, l’axe financier va de soi avec des indicateurs relatifs à l’activité (CA, nombre de clients, typologie des clients, taux de facturation, nombre d’heures facturées), à la rentabilité/profitabilité (profitabilité nette, profitabilité d’exploitation, indicateurs de compétitivité, décomposition du résultat, rentabilité financière), à l’endettement (endettement global, endettement financier, capacité de remboursement), et à la trésorerie (trésorerie en valeur absolue, trésorerie par rapport à la masse salariale).
L’axe apprentissage organisationnel est articulée autour du « cabinet apprenant » (innovation, qualité de la gestion des ressources humaines, transfert de compétences, valorisation des ressources humaines et organisationnelles). L’axe processus internes reprendrait des indicateurs relatifs à l’organisation du travail et, de manière plus générale, aux relations avec les différentes parties prenantes externes de l’entreprise.
L’axe légal inclurait des indicateurs relatifs au respect des lois et règlements par l’entreprise.
• Quant à l’axe sociétal, il comprendrait des indicateurs mesurant l’impact sociétal du cabinet (emplois, versement des cotisations sociales et d’impôts, actions caritatives, mécénat, démarche inclusive vis-à-vis des personnes en situation de handicap par exemple).

7 novembre 2023
Christian Prat-dit-Hauret
Professeur des Universités et Directeur du Comité Scientifique

Avertissement

Les travaux de l’Institut Sofos sont des études de fond accompagnées de propositions apolitiques qui peuvent être affinées ou amenées à évoluer le cas échéant. Les études publiées sont à prendre dans leur ensemble et ne peuvent être résumées par des extraits. Les propositions présentées ne sont pas à considérer comme des revendications ou des exigences. Elles doivent permettre d’ouvrir le débat et contribuer à la réflexion et aux travaux nécessaires à la mise en œuvre d’une nouvelle politique économique, sociale et solidaire.